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Balzac
06.12.2013, 20:22 | |
Balzac a commencé d’écrire Le Père Goriot en septembre 1834. C’est l’époque où il conçoit l’organisation de sa matière romanesque selon le génial principe des regroupements en Scènes, puis en Études. Une lettre du 3 octobre 1834 à Madame Hanska nous révèle les linéaments de ce qui deviendra en 1842 la Comédie humaine. Publié d’abord dans la Revue de Paris en quatre livraisons les 14 et 28 décembre 1834, les 18 janvier et 1er février 1835, puis en volume le 11 mars au cours de la même année, ce roman peut paraître disparate. En effet il comporte trois intrigues apparemment distinctes et parallèles : Le parcours aventureux d’un jeune ambitieux à Paris, Le triste destin d’un père de famille qui s’est ruiné pour ses filles, Les intrigues du mystérieux Vautrin. Pourtant cette complexité foisonnante de l’existence et cette étude sociologique du Paris de la Restauration organisée autour des deux pôles de la pension Vauquer et des beaux quartiers aristocratiques, sont composées selon une unité secrète. Balzac croise les fils de ses intrigues multiples grâce aux va-et-vient de Rastignac entre deux mondes qui s’ignorent. Plus subtilement encore, les thèmes de la paternité et de son corollaire, la filiation, font de cette œuvre un roman d’initiation majeur du XIXe siècle. La critique y a majoritairement perçu une étude de la paternité sans doute parce que le titre invite à considérer Jean-Joachim Goriot comme le personnage principal, et que son patronyme est précédé de l’épithète père. Pourquoi alors reconsidérer la thématique essentielle d’autant plus que la question posée pourrait passer pour la version littéraire du verre à moitié vide ou à moitié plein ? Les lecteurs pourraient en effet m’objecter que la paternité et la filiation sont les deux faces de la même réalité. Certes. Pourtant la filiation implique aussi la maternité. Nous pourrions ajouter qu’il n’est pas si sûr que le père Goriot soit le personnage le plus important. S’il est sans conteste le plus émouvant, le plus bizarre, il n’est pas le guide du parcours initiatique dans les strates de la société parisienne. Enfin ce roman me semble d’abord relever d’une part autobiographique, celle des difficultés rencontrées par l’auteur Balzac à faire reconnaître son génie dans un monde gouverné par l’argent et le paraître. Eugène n’est certainement pas Honoré. Mais Eugène est l’énergique provincial parti en exploration dans la capitale. Ce roman est d’abord une étude de l’ambition et une initiation aux arcanes du pouvoir. Examinons tout d’abord comment ce roman est dramatiquement organisé autour de quatre personnages de pères. En effet, Eugène, dans sa conquête du pouvoir, va côtoyer quatre incarnations de la paternité. Deux sont seulement esquissées, le père d’Eugène de Rastignac et le banquier Taillefer. Les deux autres sont abondamment développées : Goriot et Vautrin. Le père d’Eugène La première surprise pour ce roman de la paternité est de constater que le père biologique d’Eugène de Rastignac est absent. Il est cité quatre fois, mais n’est pas décrit. Ce hobereau charentais est absent. Quand Eugène se tourne vers sa famille, il s’adresse à sa mère et à ses sœurs plus faciles à apitoyer. Ce père est en tous cas celui qui donne son nom. Comme souvent chez Balzac, le nom est programmatique. Eugène est, selon son étymologie Eugenos, un mot grec qui signifie, bien né, de noble race. Quant à Rastignac, le patronyme évoque par sa finale une origine méridionale et surtout, dans ses sonorités rocailleuses, l’âpreté énergique d’un conquérant. Ce nom inscrit aussi Eugène dans une tradition aristocratique faite de devoirs et de distinction malgré l’absence de moyens. Ce jeune noble ne doit pas déchoir dans l’estime d’autrui, il ne doit pas compromettre son nom. Eugène de Rastignac avait un visage tout méridional, le teint blanc, des cheveux noirs, des yeux bleus. Sa tournure, ses manières, sa pose habituelle dénotaient le fils d’une famille noble, où l’éducation première n’avait comporté que des traditions de bon goût. Son père, sa mère, ses deux frères, ses deux sœurs, et une tante dont la fortune consistait en pensions, vivaient sur la petite terre de Rastignac. Ce domaine d’un revenu d’environ trois mille francs était soumis à l’incertitude qui régit le produit tout industriel de la vigne, et néanmoins il fallait en extraire chaque année douze cents francs pour lui. Ce gentilhomme campagnard est pauvre, et doit subvenir à l’entretien d’une nombreuse famille. Vautrin, établit plus tard, non sans cruauté, le bilan de Rastignac : « Nous avons, là-bas, papa, maman, grand-tante, deux sœurs (dix-huit et dix-sept ans), deux petits frères (quinze et dix ans), voilà le contrôle de l’équipage. La tante élève vos sœurs. Le curé vient apprendre le latin aux deux frères. La famille mange plus de bouillie de marrons que de pain blanc, le papa ménage ses culottes, maman se donne à peine une robe d’hiver et une robe d’été, nos sœurs font comme elles peuvent. Nous avons une cuisinière et un domestique, il faut garder le décorum, papa est baron. » Ce père a délégué des responsabilités à son fils aîné : « l’avenir incertain de cette nombreuse famille qui reposait sur lui ». Si ce père, figure du droit romain patriarcal, s’accroche à sa terre et à ses vignobles, il offre à son fils l’histoire d’une lignée et donc des alliances : le nom agit à la manière d’un laissez-passer. C’est bien grâce à l’inscription dans une famille qu’Eugène peut accéder à la société de sa cousine, Madame de Beauséant. Ce devoir social, cette obligation du nom contribuent en outre à légitimer l’ambition du provincial. Monsieur Taillefer Frédéric ou Michel Taillefer a deux enfants : une fille, Victorine, et un fils que Vautrin va faire assassiner par le colonel comte Franchessini, sous couvert d’un duel. Cet homme est le prototype du père indigne qui a refusé de reconnaître sa fille. « Son histoire eût fourni le sujet d’un livre. Son père croyait avoir des raisons pour ne pas la reconnaître, refusait de la garder près de lui, ne lui accordait que six cents francs par an, et avait dénaturé sa fortune, afin de pouvoir la transmettre en entier à son fils. » Ce riche banquier est à l’opposé du Père Goriot qui ne vit que pour ses filles. C’est un homme insensible, un bourgeois affairiste dont la seule préoccupation semble être la gestion de ses biens. Le père Goriot Goriot a donné son nom à l’œuvre, et son patronyme a été accolé à l’appellation de père. Cette dénomination a deux origines. La première est peu flatteuse. Elle est due à la minable jalousie de Madame Vauquer, à sa vengeance mesquine, à sa sournoise cruauté : elle entend faire endosser à un innocent la responsabilité des déboires financiers qui ont fait suite aux impayés de la comtesse de l’Ambermesnil. Cette dénomination familière traduit la baisse de considération, puis le mépris déguisé de l’hôtesse qui perçoit la baisse des revenus de son pensionnaire : « Malheureusement, à la fin de la deuxième année, monsieur Goriot justifia les bavardages dont il était l’objet, en demandant à madame Vauquer de passer au second étage, et de réduire sa pension à neuf cents francs. Il eut besoin d’une si stricte économie qu’il ne fit plus de feu chez lui pendant l’hiver. La veuve Vauquer voulut être payée d’avance, à quoi consentit monsieur Goriot, que dès lors elle nomma le père Goriot. Ce fut à qui devinerait les causes de cette décadence. » La seconde que le lecteur averti découvre progressivement est plus élogieuse. Elle correspond au projet de Balzac. Elle est une qualification absolue : Goriot est fondamentalement un père. Il n’existe que comme père. Balzac entend peindre dans ce personnage la passion paternelle. Cette vertu poussée à l’extrême devient un martyre. Comme toute passion, elle est aveuglement et côtoie la folie. Balzac veut faire œuvre de moraliste en étudiant un beau spécimen de vertu dégénérée. Balzac cultive le paradoxe en montrant magistralement que le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions. Goriot s’enfonce peu à peu dans sa monomanie, perdant tout contact avec le réel lorsqu’il ne s’agit plus du bonheur de ses filles. Sa déchéance est d’autant plus pathétique que le pauvre père s’illusionne et qu’il se trompe radicalement dans sa conception de la paternité. Pour lui, l’idéal du père est de satisfaire les moindres caprices de ses enfants. Son éducation est non seulement laxiste, mais de plus elle se trompe sur les moyens de parvenir au bonheur familial. Il donne sans cesse l’impression de vouloir acheter l’affection de ses filles. Finalement il est rejeté par ses gendres comme un être peu fréquentable car il n’a pas su inspirer le respect et s’est dépossédé du seul bien qui le rendait aimable. De même il s’expose à l’ingratitude de ses filles qui ne voient en lui que le pourvoyeur de leur vicieuse paresse, de leur inconséquente futilité. Faute de leur avoir appris la frustration, la valeur du manque, Goriot ne leur a pas permis d’accéder à une autonomie affective. Sa passion fusionnelle a infantilisé ses enfants. Balzac a décrit une pathologie qui va détruire le pauvre homme. Goriot se refuse à juger ses filles. Il leur porte une affection sans mesure, c’est un torrent d’amour qui se déverse à fonds perdu, c’est un sacrifice perpétuel puisque Goriot a renoncé à sa propre existence. Goriot, dans son mépris des convenances et dans l’excès de sa tendresse, est devenu tout à la fois un père et une mère de remplacement pour ses enfants. Il attend en vain leurs confidences et ne reçoit que leurs besoins. Ces besoins qui le réduisent à n’être qu’un pourvoyeur de fonds l’avilissent en lui faisant perdre toute retenue et toute conscience morale. Le voilà transformé en voyeur, puis en entremetteur pour satisfaire son affection insatiable. Balzac donne à cette affection désordonnée un caractère absolu en l’élevant à une mystique pas très catholique. « Enfin, je vis trois fois. Voulez-vous que je vous dise une drôle de chose ? Eh bien ! quand j’ai été père, j’ai compris Dieu. Il est tout entier partout, puisque la création est sortie de lui. Monsieur, je suis ainsi avec mes filles. Seulement j’aime mieux mes filles que Dieu n’aime le monde, parce que le monde n’est pas si beau que Dieu, et que mes filles sont plus belles que moi. » Il semble d’abord que Balzac ait voulu souligner les divagations du vieil homme. En effet il faut être présomptueux ou illuminé pour prétendre comprendre Dieu. Goriot dépasse ensuite la mesure en se posant en créateur de ses enfants et en avouant innocemment son amour fusionnel. On peut comprendre que cette affirmation exorbitante de la toute-puissance paternelle ait pu constituer l’origine du rejet par les filles d’un père trop encombrant. Goriot confirme ses propos blasphématoires en se prétendant supérieur à Dieu dans son œuvre créatrice. Il cherche ensuite à gommer quelque peu la prétention de son discours par une humilité qui le conduit à s’effacer devant l’accomplissement de ses enfants. Le bon vieillard s’aveugle quand il voit ses filles meilleures que lui-même : cet amour de dépossession est en effet payé d’ingratitude. Plus loin Balzac relève l’aspect sacrificiel du père Goriot : « Pour bien peindre la physionomie de ce Christ de la Paternité, il faudrait aller chercher des comparaisons dans les images que les princes de la palette ont inventées pour peindre la passion soufferte au bénéfice des mondes par le Sauveur des hommes. » Là encore, il y a inflation du propos : si Goriot rachète quelque chose, ce sont les dettes de ses filles, non leurs âmes. Ainsi Goriot aime beaucoup mais il aime mal. Il aime d’un amour baroque dans sa démesure. Le romancier ne s’y trompe pas, il fait de Goriot une victime, un faible sans volonté ni intelligence. Mené par son instinct, Goriot s’achemine vers une fin sublime par son sacrifice, mais en même temps horrible par ses erreurs. Il faut une agonie insupportable pour dessiller les yeux du pauvre père. Dans un de ces éclairs de lucidité qui parsèment ses divagations, il avoue : « J’ai bien expié le péché de les trop aimer. Elles se sont bien vengées de mon affection, elles m’ont tenaillé comme des bourreaux. Eh ! bien, les pères sont si bêtes ! je les aimais tant que j’y suis retourné comme un joueur au jeu. Mes filles, c’était mon vice à moi ; elles étaient mes maîtresses, enfin tout ! » Goriot reconnaît ainsi la misère de sa passion qui l’a maintenu en esclavage. Goriot est un père qui a su séduire Eugène. Il est évident que le jeune homme a fait capituler sa conscience en acceptant les cadeaux empoisonnés de ce père fou de la vie de ses filles. Eugène se rend bien compte que son voisin achève de se déposséder jusqu’au dénuement. De plus il perçoit, sans se l’avouer, que Goriot se conduit de manière immorale en favorisant les amours adultères de Delphine. Eugène, comme Christophe, a d’abord une dette envers le vermicellier, celle des cadeaux reçus, même s’ils n’ont pas été donnés sans arrière-pensée. Ensuite le jeune homme admire cette folle générosité au point que Goriot est devenu pour lui « l’être qui, , représentait la Paternité. » Lorsqu’il est forcé d’admettre que cet amour maladif et maladroit n’est pas payé de retour, qu’il est même rejeté au nom du qu’en-dira-t-on, il est horrifié. Eugène en vient donc tout naturellement à douter de la sincérité de l’amour que Delphine lui porte. Du moins on peut le supposer lorsque Rastignac se voit interdire la porte de Mme de Nucingen après le décès de son père, et que « son cœur se serra étrangement quand il se vit dans l’impossibilité de parvenir jusqu’à Delphine. » Goriot apprend indirectement à Eugène à ne pas être la victime de ses sentiments. Vautrin Balzac s’est plu à opposer à ce père stupide et irresponsable l’intelligent Vautrin. Ce mystérieux personnage est l’antithèse de Goriot. L’homme libre Goriot est en fait un forçat dominé par son amour dénaturé, alors que l’ancien forçat Jacques Collin s’est libéré intérieurement en devenant le maître de son énergie. Vautrin a jeté son dévolu sur Eugène. « Vautrin regarda Rastignac d’un air paternel et méprisant, comme s’il eût dit : "Marmot ! dont je ne ferais qu’une bouchée !" » Cette puissante création de Balzac résulte pour une bonne part du croisement de la vie aventureuse de Vidocq et du Méphistophélès faustien de Goethe. Pas plus que Goriot, il n’est un personnage réaliste. S’il se rattache à cette veine par ses origines populaires et ses démêlés avec la Justice, il tire son originalité de ses racines romantiques. Ange du mal et tentateur, esprit lucide qui a pénétré les secrets du monde, qui s’est approprié l’arbre du Bien et du Mal, il a le don de lire dans les consciences, il possède des pouvoirs surhumains. On pourrait affirmer qu’il partage avec son créateur cette capacité à dominer le temps, les lieux et les personnes. Vautrin représente avec Eugène cette fonction de porte-parole. Eugène est une projection de l’ambition du génie balzacien impatient d’être reconnu dans la société parisienne, aux prises avec d’incessantes et épuisantes difficultés financières. Vautrin, quant à lui, incarne une forme de la paternité littéraire. Il est l’ambition démiurgique de Balzac, il est comme une énergie à l’état pur chargée d’insuffler la marque de son organisation dans le chaos. Il est l’Esprit qui plane sur le bourbier humain pour l’expliquer et surtout pour agir comme une Providence subversive auprès de certains êtres d’élection. Vautrin est donc un héros privilégié dans cette Comédie humaine, nanti de tous les attributs de l’auteur : l’omniscience, l’omnipotence et le style. Sans minimiser l’homosexualité latente de Vautrin qui le pousse à s’intéresser à Eugène comme à un « dieu », on peut aussi voir dans cet homme d’âge mûr qui a beaucoup vécu, le père initiateur. Vautrin joue aussi le rôle paternel de celui qui dit la loi – même s’il la détourne et la subvertit – qui fait sortir de l’enfance et accéder à l’âge adulte, celui qui transmet un savoir et une sagesse. Cette initiation est éblouissante de force, de mépris et de lucidité. Le pacte infernal qu’il propose à Eugène est d’un immoralisme total, mais demande une énergie de tous les instants. La société est le lieu de combats sans merci sur lequel plane le grand mythe du conquérant napoléonien. La fortune sourit aux audacieux sans scrupules à condition qu’ils se donnent l’apparence de l’honorabilité. Vautrin propose le tableau d’un Paris pire que les « forêts du Nouveau-Monde », livrées aux chasseurs. Pour réussir il y faut à la fois habileté, ténacité et pragmatisme : si le but est intangible, les moyens pour y parvenir varient sans cesse. Pour revenir à la métaphore napoléonienne sous-jacente, la stratégie est invariante alors que la tactique est adaptative. Vautrin est ce personnage fort, fantastique, ce père sulfureux qui « déniaise » le jeune idéaliste parce qu’il a reconnu en lui, avant l’heure, l’énergie des surhommes nietzschéens. Vautrin se conduit comme un ange du mal qui révèle à son fils spirituel la terrible vérité du monde. En héros noir romantique et corrupteur, il promet à son fils adoptif la récompense de ses désirs à condition de renoncer à son âme vertueuse. Il se trouve qu’au moment de cette scène culminante du défi à la pension Vauquer, le fils n’est pas prêt à recueillir l’héritage diabolique bien qu’à son insu cette parole corruptrice ait tracé son chemin dans son esprit Paternité et filiation Eugène va donc croiser les routes de ces hommes qui incarnent plus ou moins dignement la fonction paternelle : dans l’ordre d’apparition du récit, d’abord ce père naturel aristocratique mais semble-t-il absent, ensuite à la pension Vauquer, le père qui rejette au travers de la personne souffreteuse de Victorine Taillefer, le père Goriot, compulsif et émouvant, enfin l’énigmatique et démystificateur Vautrin. Tous ces hommes vont permettre à l’étudiant de mener une expérience de vie qui va orienter définitivement et durablement son existence. Eugène est l’enjeu de plusieurs désirs qui se croisent et s’affrontent. Bien entendu sa bonne mine, sa jeunesse et son innocent enthousiasme lui valent des succès féminins, il joue à merveille de son charme nerveux. Il n’y a rien là qui doive nous étonner dans ce cliché de l’étudiant en quête des plaisirs de la capitale. Plus étonnante est la tentative d’en faire un fils adoptif. Notre jeune ambitieux croise ainsi les routes de deux hommes qui projettent sur lui une convoitise paternelle, qui nourrissent pour lui un projet plus ou moins désintéressé. Il faut aussi noter que le désir d’arriver d’Eugène n’aurait pu se réaliser sans le rôle maternel de Madame de Beauséant. En effet c’est elle qui lui permet d’accéder aux salons du Faubourg Saint-Germain et l’initie aux mœurs et coutumesde cette brillante société du paraître et de la futilité Elle est aussi la mère de substitution, celle qui lui apprend les secrets du monde féminin. Dans sa cruelle lucidité de femme du monde, Madame de Beauséant est le pendant de Vautrin et de son cynisme gouailleur : tous deux, sur des registres différents, tiennent le même discours décapant et formateur. Nous pouvons donc affirmer que ce roman n’est pas d’abord un récit sur la paternité. Quelle est alors sa véritable signification ? Balzac entend moins proposer au lecteur l’étude d’un caractère singulier, d’un cas clinique, que livrer un regard inquisiteur et perspicace sur les rouages de la société. C’est peut-être dans ce roman noir qui va lui-même enfanter les troubles délices du récit populaire canaille, comme dans les Mystères de Paris, Rocambole… que Balzac nous révèle le mieux les arcanes de la Comédie humaine. Ce roman est bien le récit d’un héritage, de la transmission d’un savoir et d’une sagesse. Les aventures d’Eugène en constituent le fil conducteur. La paternité de Goriot est seulement enchâssée dans ces aventures. Ce roman va exposer comment Rastignac est devenu le Fils de l’argent et du pouvoir. L’argent est l’ultime instrument de tous les pouvoirs et de tous les asservissements. Il constitue le secret fondamental de nos sociétés, l’ultima ratio mundi que révèle le grand-prêtre Vautrin (le latin confère un caractère ésotérique et inspiré à cette expression). Il devient même une espèce de divinité moderne servie par un petit nombre d’initiés. Il ne s’agit pas de l’afficher avec une grossière ostentation ou de se laisser dominer par lui. L’énigmatique Vautrin montre bien, par son enfouissement et son lucide détachement de joueur professionnel, que le maître de l’argent est le maître du monde. On pourrait donc affirmer que l’entité la plus importante de ce roman comme de toute la Comédie humaine est l’argent dont le retour obsédant dans des avatars grotesques ou terrifiants marque de fait sa place de « personnage » central de l’œuvre. Le Père Goriot, une des trois clés maîtresses de la Comédie humaine, est chargé de révéler cette divinité omniprésente, apparence moderne de Satan. L’argent contribue puissamment à façonner ce réalisme visionnaire de Balzac en mêlant étroitement l’énergie romantique et, par avance, le pessimisme noir de la deuxième moitié du XIXe siècle. La scène finale bien connue est sans doute à réinterpréter. Elle n’est pas comme une excroissance sur la fin de vie malheureuse de Goriot, mais bien un excipit qui donne l’éclairage juste sur tout le roman. D’abord elle recentre sur le ou les personnages importants : Rastignac bien présent et, en filigrane, Vautrin, quelque part dans les geôles royales, mais toujours hantant l’intelligence de son « fils d’élection ». Ensuite elle fonctionne comme une morale implicite qui est l’aboutissement logique de toute la structure romanesque. C’est au moment où un père meurt que naît un fils, mais la transmission de l’héritage n’est pas assurée selon les canons d’une genèse romantique toute nimbée de sentiments paroxystiques. Le « à nous deux », aux accents napoléoniens, n’annonce pas un redresseur de torts ému jusqu’à la moelle par l’horrible injustice commise envers le père héroïque. La cinglante scène des funérailles au Père Lachaise (le lieu n’est pas laissé au hasard avec cette référence possible à un engendrement) suivie de la méditation, puis de la brutale et inattendue décision, constitue, dans son rythme ternaire au surplus décroissant, la véritable signature réaliste du roman à la manière d’un Flaubert. Il serait intéressant de comparer les finals du Père Goriot et de Madame Bovary pour percevoir leur parenté faite d’un appel à des sentiments extrêmes devant la mort du héros, d’un basculement brutal et inattendu sur le mode mineur et d’une correction par une ironie cinglante. Reprenons les éléments marquants de ce final. D’abord nous sommes dans une tonalité romantique. La scène de l’inhumation est grise à souhait : « Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs… » Le pourboire à donner aux fossoyeurs introduit bien une première note de trivialité, corrigée quand même par cet « accès d’horrible tristesse » qu’il provoque chez Eugène. Lui succède un geste de piété filiale en accord avec la mélancolie de l’instant, geste dont les qualifications pompeuses signent quand même la critique des excès romantiques : « il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. » La sincérité de Rastignac ne peut être suspectée, mais elle est affaiblie par l’enflure d’autant plus qu’elle est suivie d’une pose à la Chateaubriand méditant sur le cours de l’Histoire et sa destinée personnelle : « Il se croisa les bras, contempla les nuages… » À ce moment, Eugène fait le deuil de ses illusions, il expurge ses principes aristocratiques. Il renonce à la voie sans issue de la paternité pathétique et grandiose selon Goriot. Ses regards sont attirés avidement vers ce « Paris tortueusement couché » lové le long des méandres de la Seine, mais aussi avili dans son goût effréné du luxe. Voilà que ressurgit en force l’héritage du père Vautrin : l’avenir appartient aux forts sans scrupule et sans illusion. Cette conversion secrète s’exprime par le fameux « À nous deux maintenant ! » encore entaché de l’emphase romantique, mais bien vite corrigé par le réalisme de Vautrin dans cette décision terre-à-terre : « Et, pour premier acte de défi qu’il portait à la société, Rastignac alla dîner chez Mme de Nucingen ». Balzac, avec une ironie acide, fait naître contre toute attente un jeune homme à l’ambition réaliste et cyniquement lucide. Qui adopte finalement ? Si les pères veulent choisir leur enfant, leur transmettre un héritage, c’est aux enfants, semble-t-il, que reviennent les derniers mots. En tous cas, Eugène de Rastignac est un fils complexe, produit d’une lignée qui le détermine en partie, mais aussi et par-dessus tout, enfant spirituel de Madame de Beauséant et de Vautrin même s’il ne reconnaît pas volontiers sa dette à leur égard. « Comment naissent et meurent les héros ? » pourrait donc constituer un sous-titre possible pour le Père Goriot. Eugène de Rastignac annonce cette lignée de jeunes arrivistes plus au moins sans scrupule : Julien Sorel puis Bel-Ami. Ces ambitieux seront issus des classes populaires, mais ils partageront avec Eugène cette ambition assouvie par la conquête des femmes. Julien renoncera à son cynisme pour revenir à l’idéalisme égotiste de son auteur. Duroy s’y accrochera en héros naturaliste. De même Julien partage avec Eugène cette énergie « qui fait marcher droit à la difficulté pour la résoudre… » Ailleurs Eugène est décrit comme « doué de cette ténacité méridionale qui enfante des prodiges quand elle va en ligne droite. » Duroy, plus passif en revanche, se laisse porter par sa chance. Le jeune ambitieux est donc, en ce XIXe siècle, un de ces personnages où l’on peut le mieux découvrir le passage du romantisme au réalisme. | |
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